Article vaguement relu
L’article a été modifié le 4 novembre 2024 pour y intégrer l’avis de personnes vivant à Calais et venant en aide aux personnes exilées.
Les images sont au format avif pour éviter de trop alourdir l’article. Si vous ne pouvez pas les visualiser prévenez moi, je peux vous envoyer les versions png.
Avant propos
Qu’est-ce qu’il se passe à Calais ?
Depuis plusieurs décennies le littoral nord de la France est devenu un point de passage de personnes exilées souhaitant rejoindre les îles britanniques. Les états britanniques et français exercent des violences à leur encontre au moins sous deux formes.
La première, au quotidien, est l’accueil déplorable qui leur est réservé sur nos côtes. L’immense majorité des personnes exilées ne sont pas logées, vivent dehors dans des lieux de vies informels1 ou, avec de la chance, dans des squats. La police les harcèle fréquemment directement sur leurs lieux de vie dans le cadre de la politique zéro point de fixation largement documenté par HRO et empêche même l’approvisionnement en eau par les collectifs et associations telles que Calais Food Collective.
La seconde se matérialise dans les moyens déployés pour empêcher le franchissement de la frontière. Le passage se faisant initialement en camion, via les ferrys et le tunnel, un arsenal extrêmement conséquent a permis de le faire presque disparaître. Faute d’arrêter les passages cela a modifié les stratégies et fait émerger le passage en bateau. En plus d’être intrinsèquement dangereuse, la traversée de la manche est rendue d’autant plus compliquée par les patrouilles sur les plages qui vont jusqu’à gazer les personnes et mettre des coups de canif dans les bateaux.
Il résulte de ces violences, et de nombreuses autres, que le littoral nord est un lieu dangereux pour les personnes exilées. Dangereux pour leur santé, physique et mentale, au point d’en mourir. C’est ainsi qu’au moins 446 personnes sont mortes du fait de la frontière.
Que ce soit en volant des tentes ou par la militarisation de la frontière, la violence étatique n’a rien résolu au problème de Calais, Grande-Synthe, Boulogne et Dunkerque. C’est parce que le problème qu’elle cible, la “crise migratoire”, n’existe pas vraiment. Le fantasme d’une frontière vidée de ses exilées ne sera pas assouvi, certainement pas en multipliant les opérations policières. Les militant·es à la frontière ont pour habitude de dire que face à l’évidence de l’exil le problème qui existe bel et bien est en réalité celui de l’accueil, et sa solution : plus de solidarité.
Pour résoudre le sujet qui va nous occuper dans cet article, à savoir la dangerosité du passage par bateau, les revendications sont nombreuses. Bien que l’abolition pure et simple des frontières puisse être la plus radicale et efficace on pourrait plus modestement imaginer permettre aux personnes exilées de prendre l’un des très nombreux ferrys traversant quotidiennement la manche. Cela ne changerait pas grand chose à la quantité de passage2 mais ferait disparaître les morts.
Aussi ça coûterait diablement moins cher que de surveiller la côte. A raison de 100€ par billet, que l’on double pour diverses dépenses, faire passer les 140 000 personnes depuis 2018 aurait coûté 28 000 000€ sur 6 ans, bien loin des plus de 100M€ dépensés entre 2015 et 2018 ou des 541M€ (!!!) sur trois ans promis début 2023. La situation à Calais est tellement absurde et la solution de payer les ferrys tellement évidente que même Xavier Bertrand est pour !
Pourquoi dire “personnes exilées” ?
Dans cet article j’utiliserai le terme “exilées” pour désigner les personnes ayant quitté leurs lieux de vies afin de rejoindre le Royaume-Uni. J’emprunte la justification à Jérôme Valluy, enseignant-chercheur à Paris 1, dans son livre “Rejet des exilés” :
Nous utiliserons le terme « exilés » pour désigner l’ensemble des personnes vivant en exil, à l’étranger, et entreprenant d’y refaire leur vie, ceci afin de considérer cette population globalement, par-delà la diversité des catégories sociales (travailleurs migrants, migrants forcés, demandeurs d’asile, réfugiés statutaires, sans-papiers, etc.), sans préjuger de la validité sociologique de ces distinctions et des usages sociaux qui en sont faits. Parler d’exilés plutôt que de migrants évite aussi de réduire la migration à sa dimension géographique (« Déplacement d’une population qui passe d’un territoire dans un autre pour s’y établir, définitivement ou temporairement. » 1) et oriente vers l’étude des conditions d’accueil notamment sous l’angle des représentations sociales et des politiques publiques qui se rapportent aux exilés.
La notion d’exil implique l’idée d’une contrainte à partir, et elle la conserve même pour l’exil volontaire : elle laisse entendre que le départ du pays a été forcé, au moins dans une certaine mesure, mais sans que cela ne préjuge de la nature sociale, économique ou politique de la contrainte ni de son intensité. Dans un domaine dont nous verrons l’envahissement par des croyances et des idéologies, il importe, plus que tout, d’essayer de ne préjuger de rien. Parler d’exilé permet de s’affranchir de la surcharge idéologique qui pèse aujourd’hui sur la notion de migrant, de plus en plus souvent associée à la recherche d’un travail et à un motif de déplacement plus librement consenti que réellement contraint par une persécution ou une impossibilité de survivre. Une classification de sens commun distingue « migrants » et « réfugiés » : d’un côté ceux qui partent à l’étranger chercher du travail ; de l’autre ceux qui fuient leur pays en raison de persécutions. Cette dichotomie est fréquemment fausse notamment parce que les processus de persécution commencent le plus souvent par des formes de sanction ou d’exclusion économiques avant de passer à d’autres registres de violence symbolique, matérielle ou physique. Mais la prégnance idéologique de cette distinction stéréotypée dans l’espace public et le champ politique justifie de s’interroger sur la genèse et les usages de telles catégories, ce qui oblige alors à s’en affranchir pour pouvoir les étudier. Parler des exilés évite de préjuger de ce qu’ils sont à l’aune de cette distinction réfugiés/migrants pour mieux reconsidérer celle-ci, non seulement son origine mais aussi les raisons de son succès, la politique publique qui la met en œuvre, les effets politiques qu’elle produit sur les représentations sociales. Éviter d’en préjuger est une nécessité méthodologique pour apercevoir et plus encore analyser le retournement des politiques du droit d’asile contre les exilés.
Les données
Une fois n’est pas coutume, je ne détaillerai comment j’ai obtenu ces données.
- Les données des passages en bateau fournies par le gouvernement britannique
- Les données de vent sont scrapées depuis : https://weatherspark.com.
Résultat :
- tsv complet : http://arthur.bebou.netlib.re/calais-passage/full.tsv
- dépôt git permettant de produire le TSV et les figures de cet article : http://git.bebou.netlib.re/calais-data/log.html.
Le TSV est sous le format suivant :
date arrivals boats people-per-boat average-wind-speed
2024/06/30 345 7 49.286 7.55246372
Les limites de l’article
Je ne suis pas statisticien. Sans jamais en avoir fait l’expérience j’ai toujours entendu, et je crois au fait, qu’il est très simple de faire des bêtises en faisant des stats. Il est possible que ce qui suit en soit un bel exemple.
Une analyse statistique ne peut qu’être aussi pertinente que la qualité de ses données. En l’occurrence les données du gouvernement britannique sont réputés fiables mais les statistiques de vitesse de vent sont des moyennes sur une journée entière à Calais même. Non seulement la vitesse du vent peut fortement varier d’un moment à l’autre mais cela fait des années que les départs en bateau ne se font plus depuis Calais mais depuis les plages en allant vers Boulogne ou Grande-Synthe. Aussi, ce qui détermine réellement s’il y passage ou pas est l’organisation des réseaux de passage. La vitesse du vent n’est qu’un proxy pour savoir si les passeurs vont organiser une tentative3 ce jour là. Il est tout à fait possible que personne ne passe un jour sans vent parce que, pour d’autres raisons, les passeurs n’ont pas prévu de passage ce jour là. A l’inverse les passeurs, pas connus pour se préoccuper de la sécurité de leurs client·es, peuvent très bien organiser un passage un jour de vent modéré. Du moins tant qu’il existe des personnes assez courageuses/désespérées pour tenter le coup. En résumé si l’étude de la corrélation entre le vent et les passages devrait tout de même permettre de faire émerger les corrélations les plus grossières, il ne faudra pas en déduire plus.
Ajout 2024-11-04: Les données concernant le nombre de personnes par bateau
doivent être mises en perspective. Ce que l’état britannique nous donne est
le nombre de personnes arrivées et le nombre de bateau arrivés. Si ces
deux données nous permettent d’établir des statistiques sur le nombre moyen
de personnes par bateau à l’arrivée, elles nous en disent beaucoup moins
sur le départ. Certains bateaux partant pleins à craquer se font secourir en
cours de route. Lorsqu’un nombre suffisant de personnes souhaitent monter à
bord du navire de secours il arrive alors les personnes restantes se sentent à
nouveau en capacité de continuer le trajet. Si le bateau parvient ensuite à
franchir la frontière les gardes côtés anglais noteront, par exemple, un bateau
pour 30 personnes alors qu’il en contenant initialement plus du double. Nous
n’avons pas accès aux données des secours français, il est donc impossible de
corriger les données pour connaître la densité des bateaux au départ.
Fin d’ajout
J’ai déjà entendu à plusieurs reprises que la mise en statistique d’évènements réels, à fortiori quand cela implique des histoires humaines parfois tragiques, permettrait de (voir serait né pour ?) gouverner, souvent avec un tropisme libéral et autoritaire. Bien que cette théorie me soit assez étrangère4 je souhaite rester sensible à l’idée de ne pas résumer un fait humain à sa part quantifiable. C’est en étant d’abord en contact avec des personnes là-bas que j’ai eu pour idée d’explorer ce jeu de donnée pour mieux informer ce qu’elles savent être vrai sans nécessairement l’avoir mesuré.
Finalement ce qui me pousse à écrire cet article est très personnel. J’ai envie de :
- m’entrainer à l’usage d’outils que je perçois utiles pour faire de la science ouverte et reproductible dans un contexte moins formel que celui de l’écriture d’un papier.
- parler de Calais aux personnes qui seraient susceptibles d’être elles même intéressées par ces outils.
- et dans l’autre sens parler d’informatique sobre et résiliente à des personnes connaissant bien Calais.
Un proverbe calaisien
Y’a pas de vent aujourd’hui, ça va passer !
Une personne vivant à Calais
Cette personne vit à Calais, travaille ou milite en faveur des personnes exilées, elle sait de quoi elle parle et elle a raison. Mais à quel point ?
Chaque point est un jour, s’il semble y avoir plusieurs points ayant la même abscisse c’est une illusion, ils sont simplement très proches.
On apprend plusieurs choses avec ce graph. Premièrement les passages en bateaux n’ont commencé à être fréquents qu’autour de 2019 et très fréquents à l’été 2020. Ils semblent légèrement se regrouper périodiquement, autours du milieu de l’année. Deuxièmement les jours de très forts vents sont relativement périodiques, vers la fin de l’hiver. Mais nous ne sommes pas là pour parler météo.
Il semblerait que plus l’on descend en ordonnées plus les points bleus sont fréquents ce qui indiquerait que moins il y a de vent plus il y a de passage. Cela dit il reste beaucoup de jours sans passages autour de vitesse de vent de 6/7. Par contre presque aucun jour avec passage n’a eu une vitesse de vent moyenne supérieur à 10. On peut donc émettre l’hypothèse que le proverbe serait encore plus juste s’il disait :
Ah il vente beaucoup aujourd’hui, il n’y aura pas de passage !
Vérifions tout de même ce qu’il en est numériquement. Pour cela nous pouvons regarder, pour chaque vitesse de vent moyenne, le rapport entre le nombre de jours avec passage et celui sans passage.
On remarque que les jours avec des vents faibles (<= 6) il y a passage la majorité du temps ! La tendance s’inverse drastiquement passé 6 et les jours avec passage disparaissent presque complètement passé 12. Cela confirme notre intuition : des vents faibles sont une condition presque nécessaire au passage mais pas suffisante. La corolaire est que des vents forts sont quasi rédhibitoires pour le passage.
Cela dit ce graph ne montre que les jours avec et sans passages, qu’en est-il de du nombre de personnes concernées ? Se pourrait il que, si beaucoup de jours avec des vents très faibles sont des jours de passage, ils soient des jours de “faible” passage ? Pour cela regardons le nombre de personnes passées par vitesse de vent :
Il semblerait que non, les données sont cohérentes avec la figure précédente. En plissant les yeux on pourrait presque déceler que la quantité de personnes qui passe est légèrement disproportionnée en faveur des jours avec faible vent au regard du nombre de jours concernés.Si c’est le cas c’est léger et je n’ai pas pris le temps de mieux regarder.
D’autres données
Quand est-ce que les personnes passent ?
Dans la première figure nous pouvions deviner qu’il y avait des clusters et des creux de passage. Nous pouvions aussi deviner que cela correspond à l’été et l’hiver. Regardons de plus près :
On dirait des vagues qui s’écrasent sur un rocher. On croit deviner une périodicité mais il est difficile de lire un nuage de point comme celui-ci pour en dégager une répartition. Pour remédier à cela on peut créer des sortes de “seaux” pour lesquels on regroupe des points dont on fait la somme. Par exemple, en prenant une taille d’une semaine :
Nos vagues deviennent des pics de glace mais les données restent assez chaotiques avec des semaines sans passage au milieu de moment d’activités intense. Prenons donc des seaux d’une taille d’un mois (visualisés ci-dessus par les traits verticaux en pointillés) :
On voit dorénavant très clairement qu’il y a systématiquement quelques mois bien en dessous de la moyenne autour de la nouvelle année et bien au dessus entre. On en conclu que le passage est effectivement saisonnier.
Regrouper les données pour dégager une tendance est le b.a.ba de l’analyse statistique mais cet exemple démontre que cela a le désavantage de masquer les détails5. Visualiser les données à différentes échelles nous permet ici de voir la nature saisonnière du passage mais aussi de garder à l’esprit que même lors des mois les plus intenses il y a des jours voir des semaines entières sans passage.
On peut terminer cette analyse de la quantité de passage en fonction du temps en regardant par année, par mois de l’année et par jour de la semaine :
Le premier graph nous apprend que le passage par bateau est assez récent et a , en absolu, explosé en 2021. 2022 est l’année ayant vu le plus de passage et de très loin. Je ne sais pas pourquoi, il faudrait demander à des personnes sur le terrain. Le second confirme ce que l’on savait sur le passage saisonnier avec la fin de l’été ayant la plus forte activité. Le troisième n’est pas très éclairant à part la différence entre les vendredi et les samedi qui n’est peut-être pas due au hasard. Idem, à par connaître le terrain nous ne pourrons pas en savoir plus avec ces données. A moins que l’on découvre que le vent souffle plus fort les vendredi.
Le nombre de personnes par bateaux
Une autre affirmation que l’on entend souvent à Calais est qu’il y a de plus en plus de monde sur les bateaux. Ce fait est souvent tenu responsable des naufrages et morts par écrasement lors des traversés. Voyons donc à quel point le problème est marqué en traçant le nombre moyen de personnes par bateaux pour chaque jour de passage. Par la même occasion regardons la répartition de ces nombres par année en traçant des diagrammes à moustache :
Le premier graphe est saisissant, il y a une corrélation nette entre le temps et le nombre de personnes par bateau. Il était rare de trouver plus de 20 personnes par bateaux jusqu’en 2021, il est dorénavant fréquent d’en trouver plus de 50.
Ces chiffres peuvent s’interpréter de deux manières qui ne sont pas mutuellement exclusives :
- soit les bateaux sont plus grands et permettent à plus de monde d’y monter
- soit les passeurs préviennent davantage de monde par bateau et la densité des bateaux augmente
Le second graph montre la même évolution en rendant plus clair le fait que pour l’instant6 2024 s’annonce comme étant l’année avec le plus de personnes par bateau. On note que les bateaux les moins remplis le sont à peu près toujours autant par rapport à 2023 mais que les bateaux les plus remplis le sont encore davantage. En d’autre termes il y a une plus grande dispersion dans la quantité de personne par bateau. On note ce qui semble être une rupture entre 2020 et 2021 où l’on passe de valeurs plutôt regroupées à une dispersion plus grande. On peut faire plusieurs hypothèses que l’on ne pourra pas vérifier :
- les passeurs ont soudainement changé de stratégie en mettant de plus en plus de personnes par bateau
- un nouveau type de bateau plus grand a commencé à être utilisé
- les deux en même temps
Les données que l’on possède ne nous permettent pas d’en savoir plus à ce sujet. En regardant du côté du terrain les récits des personnes exilées à Calais sur ces dernières années suggèrent que la densité augmente. Pour abonder en ce sens on pourrait tenter de corréler les morts par écrasement et naufrage avec le nombre de personnes par bateau.
Sans pouvoir le démontrer voici mon scénario fantaisiste :
De 2018 à fin 2020 des modèles similaires de bateaux très petits auraient été utilisés limitant ainsi l’augmentation du nombre de personne. Avec l’explosion de la demande en 2021 les passeurs auraient commencé à acheter des bateaux plus grands tout en continuant à utiliser quelques anciens bateaux en stock. Cela expliquerait le saut vers le haut mais aussi l’étendu beaucoup plus grande avec les petits passages encore relativement nombreux. A partir de 2022 les passeurs n’utiliseraient presque plus le type d’embarcations utilisés de 2018 à 2020 et auraient entrepris de bourrer au maximum les nouveaux bateaux pour faire face au pic de demande comme démontré ici. En 2024, toujours avec le même type de bateau l’augmentation du nombre de personne par bateau est obligée de ralentir mais perdure puisqu’avantageuse pour le portefeuille des passeurs notamment lors de l’été.
Je pense que je frôle l’écriture d’invention la plus totale et ce que j’ai décrit plus tôt.
On pourrait ici regarder la saisonnalité de la densité des bateaux. A vu d’oeil la moyenne est plus basse en hiver mais l’étendue beaucoup plus grande l’été.
Ajout 2024-11-04: Cette explication de la rupture est peu probable. Comme dit
précédemment, en 2020 un ensemble de mesures efficaces ont été prises pour
empêcher le passage en camion. Par ailleurs un nombre grandissant de personnes
venant du proche et Moyen-Orient, plus souvent des familles avec des moyens
(c’est relatif) veulent traverser. Le passage en bateau, qui se faisait alors
jusque là beaucoup en auto-organisation, parfois avec des bateaux achetés par
les personnes exilées elles même, va être investit par les réseaux de passage.
Ces réseaux, mieux organisés et de fait, vu le prix du passage, très bien
dotés vont démocratiser le passage par bateau sur le type d’embarcations que
l’on voit habituellement aujourd’hui. La rupture de 2021 ne serait donc pas une
rupture de méthode employée par les réseaux de passage mais la marque de
l’implication généralisée des passeurs dans ce mode de passage. Avant 2021 on
aurait du passage autogéré à petite échelle7, après on aurait du passage
principalement géré par les passeurs.
Fin d’ajout
Le vent, le retour
Si les passeurs mettent les personnes exilées de plus en plus en danger en surchargeant les bateaux il est raisonnable de se demander s’ils les mettent de plus en plus en danger en les envoyant des jours de plus en plus venteux.
Il semblerait bien que non. Je ne décèle aucune tendance particulière. Par ailleurs la figure 1 nous montre que la vitesse moyenne du vent est stable année après année. Cela est cohérent avec l’analyse suivante.
Face à une demande croissante les passeurs ont deux solutions :
- augmenter le nombre de jours de passages
- faire passer plus de monde les jours de passage
Regardons côte à côte les différentes variables en jeu (attention le graph de la mort, je sais pas comment correctement visualiser ce genre de chose) :
- De 2018 à 2019 le nombre de personnes qui passent fait plus que tripler, la nombre de jours avec passage triple, le nombre de bateaux triple, la quantité de personnes par bateau prend 50%. La demande supplémentaire a été encaissée en jouant sur toutes les variables.
- De 2019 à 2020 le nombre de personne est multiplié par quatre, le nombre de jours augmente d’environ 66% et la quantité de personne par bateau de 20%. Ces augmentations ne semblent pas pouvoir expliquer à elles seules le quadruplage. En effet c’est surtout le nombre de bateaux par jour de passage qui explose et encaisse les passages supplémentaires.
- De 2020 à 2021 le nombre de personne triple mais le nombre de jour n’augmente que de 20%. Les passeurs approchent certainement la limite du nombres de jours durant lesquels ils peuvent organiser des passages en tenant compte du vent, de la police etc. C’est à nouveau la quantité de bateaux et la densité qui jouent le plus.
- De 2021 à 2022 le nombre de personne continue d’augmenter mais le nombre de jours de passage reste plus stable. C’est donc encore la solution 2 qui est à l’œuvre avec cette fois-ci la densité encaissant la majorité de l’augmentation.
- De 2022 à 2023 le passage redescend à son niveau de 2021 et le nombre de jours également. Pourtant on retrouve environ le même nombre de bateaux qu’en 2020 alors que presque quatre fois moins de personnes sont passées ! C’est la densité, qui elle continue à croitre, qui permettra de compenser le jours et les bateaux en moins.
Il semble que le scénario soit parti pour être le même entre 2023 et 2024 avec à peu près autant de personnes pour un peu moins de bateaux et de jours et donc une densité toujours plus grande.
Sachant tout cela et compte tenu du fait qu’il y a depuis 2018 à peu près autant de personnes qui partent de Calais que de personnes qui y arrivent on déduit que c’est principalement en faisant passer plus de personnes par jour que les passeurs arrivent à répondre à la demande, en particulier depuis 2021. Il ne leur est donc aujourd’hui pas nécessaire d’organiser des traversées plus dangereuses avec plus de vent. Si à l’avenir la quantité de personnes souhaitant passer venait à réaugmenter et/ou si elles parvenaient je ne sais pas trop comment à faire pression sur les passeurs pour que les bateaux soient moins denses alors on peut imaginer que la vitesse moyenne du vent lors des jours de passage augmenterait.
Tout cela n’explique pas vraiment pourquoi c’est le nombre de bateaux et leur densité qui ont été privilégiés à partir de 2021 pour gérer la demande. Il faudrait en savoir plus sur l’organisation des réseaux de passage et leurs rapports avec les personnes exilées. On peut imaginer que :
- il soit comparativement beaucoup plus dangereux de prendre la mer avec du vent dans un bateau correctement chargé que l’inverse. Les passeurs ont à priori intérêt à ce que la plupart des trajets se passent raisonnablement bien8 et privilégient donc la massification lors des beaux jours tant que possible.
- qu’il soit logistiquement beaucoup plus simple de lancer 15 bateaux en un jour qu’un bateau par jour pendant 15 jours. L’impossibilité pour la police de surveiller n plages en même temps et arrêter les 15 bateaux en simultanée est à prendre en compte.
- que d’une manière ou d’une autre la police ou des agents de police soient de mèche avec les réseaux de passage et s’arrangent pour laisser beaucoup de bateaux sur certains jours (conspi conspiii).
Ajout 2024-11-04: Tout cette analyse est à mettre en perspective avec
l’avis énoncé dans le titre précédent comme quoi les passeurs
n’étaient qu’assez rarement impliqués dans le passage par bateau avant 2021.
Fin d’ajout
Quelle suite ?
Il y a encore des statistiques que j’aimerais regarder à l’avenir. Quand j’aurai le temps je reviendrai sur cet article pour les ajouter. Notamment :
- Les morts lors des traversées et la corrélation avec le vent et la densité des bateaux
- Les personnes empêchées de rejoindre le Royaume-Uni par la police et la gendarmerie française. Depuis avril 2024 l’état français fait remonter cette statistique, agrégée par semaine, à l’état britannique qui la publie dans le tableau mis à disposition sur leur site. Je ne m’y suis pas encore intéressé du fait du faible nombre de points de données.
- le lien entre densité des bateaux et saisons.
-
dont le plus connu était “la grande jungle” détruite en 2016. Depuis les personnes exilées n’ont pas disparu de Calais, elles vivent de manière plus éclatées, moins visible et généralement dans des conditions plus difficiles qu’auparavant. ↩
-
au vu de la difficulté du périple jusque là, notamment pour les soudanais nombreux à Calais, le confort du passage n’est vraisemblablement pas une variable déterminante. Les personnes arrivant à Calais pour traverser la manche sont motivées par l’idée d’aller vivre spécifiquement au Royaume-Uni. À l’inverse il est très peu probable que les personnes s’étant installées ailleurs y aillent soudainement parce que la traversée est plus facile. ↩
-
un try comme on dit à Calais ↩
-
je serais d’ailleurs incapable de nommer les sources que j’ai pu lire à ce sujet ↩
-
ce qui est aussi ce pourquoi c’est utile ↩
-
les données ne vont que jusqu’à fin septembre 2024 ↩
-
avec certainement des exceptions comme le point à 75 tout seul mi-2019 ↩
-
tout est relatif, je ne cautionne pas le travail des passeurs qui abusent des personnes exilées. Comme discuté au début de l’article ce qui paraît “raisonnable” pour une personne exilées prête à presque tout pour franchir ne l’est peut-être pas pour nous. Les personnes exilées savent qu’elles peuvent mourir mais, comme en témoignent les chiffres en méditerranée, cela ne dissuade pas la plupart de tenter leur chance. ↩