Réflexions sur le film Low Tech

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Le 4 avril 2023 avait lieu dans le cadre du [Festival du Film Vert] une projection en avant-première du film Low-Tech d’Adrien Bellay au cinéma Star de Strasbourg.

La projection était suivie d’un temps d’échange à trois directions entre le public, le réalisateur et les personnes intervenantes. Ces personnes étaient Marion Roullet de l’atelier CirculR et moi même pour Katzele. La séance était animée par Florent Cayré. Merci à toutes et tous pour ce chouette évènement !

J’ai eu l’occasion après le film de rapidement le commenter. J’aimerais à la faveur de cette note étendre ma réflexion et la relier à des extraits.

Dans cet article j’utilise le qualificatif low-tech fréquemment sans le définir il y est synonyme de “convivial”. Je sais que ces deux mots ne sont pas équivalents (sans savoir l’expliquer de façon très concise et convaincante). Je pense cependant que les idées développées dans cet article sont valables pour les deux.


Les spécificités du numérique

La suite de ce titre est un plagiat assumé du contenu du cours “Low-Technicisation” donné à l’UTC par Stéphane Crozat1.

Représenter un collectif qui parle de numérique dans un évènement dédié aux Low-Tech est particulier. Cela pour deux raisons principales :

1. Le numérique est high-tech

Imaginons un spectre, disposé verticalement, sur lequel on place les technologies des plus “primitives” (tout en bas) aux plus “sophistiquées” (tout en haut). Il ne fait aucun doute que les objets numériques se trouveraient dans la moitié haute, si ce n’est le tiers voir le quart haut de ce spectre. Du fait de la grande diversité de matériaux qu’il requière et de la complexité des processus industriels les transformant, le numérique peut difficilement exister sans une économie et des industries mondialisées. Les industries numériques requièrent également une très grande quantité de savoirs, notamment scientifiques et ingénieuriaux que l’on peinerait à mobiliser autrement qu’à l’échelle mondiale. Si ce n’était pas le cas le numérique serait probablement bien différent, moins répandu et les machines beaucoup moins puissantes. Une industrie numérique capable d’inonder le monde de terminaux neufs et extrêmement puissants est l’apanage des sociétés riches, abondantes et paradoxalement peu efficaces.

Pour parler de numérique dans un évènement high-tech il convient donc de mettre l’accent sur la démarche plus que sur le produit fini. Philippe Bihouix le mentionne dans le film, il fait plus sens de penser les low-tech comme une démarche de construction et d’utilisation de technologies que comme un sous-ensemble bien défini de technologies auquel on attribue le convoité tampon “low-tech”. En ce sens là il est possible de faire du numérique “low-tech” puisque les logiques et processus correspondants sont applicables à la création de matériel numérique ou de logiciels. Le résultat ne pourra simplement pas briser le plancher sur lequel reposent toutes les technologies numériques.

Pour simplifier grossièrement :

high-tech
━┳━
 ┇  🡇
 ┇  🡇
━╋━ plancher numérique 
 ┃
 ┃
 ┃
 ┃
 ┃
 ┃
 ┃
 ┃
 ┃
━┻━
low-tech
-------------
┇ zone dans laquelle vivent les technologies numériques
┃ zone dans laquelle vivent les technologie moins complexes
🡇 processus de "low-technicisation"

2. Le numérique sous-tend presque toutes les autres technologies

Bien que le numérique soit tout en haut de la chaîne alimentaire des technologies, il s’est rendu essentiel à toutes ou presque toutes les activités techniques. La conception et/ou l’usage de technologies bien plus simples et historiquement antérieures au numérique sont aujourd’hui conditionnées au fonctionnement de systèmes d’informations. Traiter et acheminer l’eau, produire de l’énergie, se déplacer, produire notre nourriture, tout ou presque fait appel au numérique et souvent même le requiert. On constate ainsi dans le film que les personnes de l’atelier paysan utilisent des logiciels de CAO (Conception Assisté par Ordinateur) pour concevoir des outils low-tech.

Plusieurs personnes, y compris Bihouix, mentionnent dans le film que cela ne constitue pas forcément un paradoxe. Il peut être judicieux de faire preuve de “techno-discernement” en employant des technologies complexes quand elles répondent bien plus efficacement que les alternatives à un besoin bien identifié. Dans l’esprit des low-tech l’essentiel est d’adopter des pratiques qui nous feront naturellement tendre dans le bon sens.

Le fait que l’ensemble des industries soient nécessaires pour faire exister le numérique et qu’à son tour le numérique se soit rendu essentiel pour faire fonctionner l’ensemble des industries en fait un candidat intéressant à low-techniciser. En agissant sur lui, y compris en le faisant disparaitre là où il n’est pas essentiel, on attaque la pression exercée par l’outillage industriel des deux bouts. D’un côté le reste de nos industries aura moins à répondre aux besoins gigantesques du numérique. De l’autre il en sera moins dépendant et, puisqu’il en est un utilisateur, deviendra automatiquement plus low-tech.

Des biais de sélection

Il y a, je pense, deux biais de sélection dans les projets que le film présente.

Premièrement, n’y apparaissent que des collectifs et personnes suffisamment bien référencées pour pouvoir être trouvées par le réalisateur et suffisamment volontaires dans le partage de leurs pratiques pour accepter d’y consacrer du temps. On y voit donc beaucoup de personnes suffisamment organisées et ayant suffisamment de temps pour pouvoir faire la promotion de leurs initiatives.

Second biais, les groupes concernés sont composés majoritairement d’ingénieur·e·s. Adrien Bellay, le réalisateur, a mentionné que c’était un reproche fréquemment formulé à l’encontre du film. Malheureusement, de ce qu’il avait pu en voir, les initiatives low-tech sont encore aujourd’hui largement portées par des populations d’ingénieur·e·s ayant bifurqué. Du moins celles qui passent le premier biais de sélection. Ce constat pose d’autres questions qui sont en partie évoquées dans cet article de Gauthier Roussilhe dont je vous conseille la lecture.

Je crois au fait que la forme des outils a un impact majeur sur notre capacité à créer ou pas des liens sociaux. Je crois donc au fait que certaines technologies favorisent l’autonomisation technologique et sociale des communautés de tailles modestes et de tout niveaux de compétences techniques mais force est de constater qu’à cause de ces deux biais le film n’en fait la démonstration qu’à moitié.

L’effet des low-tech sur les liens sociaux

Dans le film l’une des participantes dit que même s’il est agréable de bricoler, ce n’est probablement pas une activité à laquelle tout le monde souhaiterait s’adonner longtemps. Elle cite en exemple d’activité préférable celle de créer des liens sociaux. J’ai été surpris par cette intervention. L’atelier auquel participait cette personne était pourtant un bon exemple de création de liens sociaux à travers la pratique du bricolage. L’ensemble du film le démontre, la très grande majorité des initiatives présentées se font en groupe ou à minima suscitent du partage.

Des liens sociaux favorisés par les low-tech

La capacité d’une personne à, au choix, concevoir, parler de, utiliser, modifier, juger de l’impact ou démanteler une technologie dépend des caractéristiques de l’outil autant que des qualités de la personne. Le contenu d’un discours produit autour d’un processus industriel complexe dépend autant de son niveau de complexité que des connaissances de la personne qui discours. Pour permettre l’emprise d’une ou d’un groupe de personne sur une technologie on peut donc diminuer la complexité de la technologie ou augmenter le niveau d’instruction des personnes. Du moment où le besoin est satisfait il est, je pense, préférable d’opter pour la première option car elle représentera probablement un coût moindre pour la communauté. En suivant cette option, en s’engageant dans une démarche low-tech, on choisit de modeler la forme des outils pour pouvoir à nouveau, en petit groupe, en cerner toutes les limites avec des savoirs généraux et ainsi s’octroyer du pouvoir politique dessus. En rendant (plus) accessible la conception et la pensée autour de l’outil, cette démarche favorise naturellement les liens sociaux qui se nourrissent d’une plus grande inclusivité. On imagine alors des voisins et voisines converser de l’opportunité de construire une éolienne relativement simple pour leurs habitats. Iels ne pourraient pas s’asseoir à la table des ingé sureté nucléaire de la centrale de leur région ou des hommes et femmes politique orientant la stratégie nationale de production d’électricité2.

Les entreprises compétentes développent quoi qu’il arrive les nouvelles générations de technologies existantes, à priori pour des raisons économiques. Le progrès rime avec accroissement de la sophistication des technologies sans que les individus ne sachent pourquoi iels pensent cela. Le pouvoir politique organise des semblants de débats démocratiques quand il n’ignore pas purement et simplement tout avis contraire à la marche vers l’avant, celle qui permettrait de ne pas être technologiquement “à la ramasse” par rapport au reste du monde. Soudainement le ou la citoyenne voit apparaître une nouvelle technologie, coûteuse, impactante possiblement sans jamais en avoir entendu parler avant. Son avis n’aura pas été consulté et si iel a décidé de quand même l’exprimer, il n’aura pas été écouté. Alors dénuées d’autres moyens d’expressions politiques les personnes se mettent à brûler des antennes 5G.

Comment pourrait il en être autrement quand les technologies concernées ne peuvent faire sens à l’échelle d’une ville et encore moins d’un individu ? Il est plus ou moins impossible de se mettre en relation avec la masse de personnes impliquées dans l’imagination, la conception et le déploiement de la 5G. Même organisé et relativement conséquent, un groupe de personne risquera de trouver portes closes puisque n’ayant que des multinationales et des agences gouvernementales en face d’elles.

Cette perspective n’implique pas de penser que toutes les high-tech seraient mauvaise. Elle implique de penser qu’en ne favorisant pas ses utilisateurices à créer des liens et en créant de la distance entre elleux et les personnes les concevant, ces technologies se soustraient à un contrôle efficace et posent donc problème lorsqu’elles se révèlent être effectivement non désirables.

Des low-tech pour toutes et tous ?

Lorsque l’on fait la promotion des low-tech il est fréquent d’entendre une critique que l’on peut résumer comme cela :

Tout le monde n’a pas les capacités techniques pour faire sens des technologies même simples, ou le temps de les acquérir. Le temps que l’on passerait à se soucier des outils qui nous entourent rentrerait en compétition avec le reste de nos activités déjà débordantes.

Cette remarque pertinente en appelle une autre puis deux réponses.

La remarque : je pense que les personnes sous-estiment le temps qu’elles consacrent à comprendre, utiliser, se battre contre les technologies. Même s’il est évident qu’en sous-traitant ses besoins techniques à des tiers on peut mobiliser un plus grand nombre de technologies en moins de temps, je pense que ce gain de temps est plus faible que ce que la majorité des personnes pensent. Le gain temporelle à plus grande échelle, pour l’ensemble de l’humanité, est lui encore plus difficile à estimer pour tout un tas de technologies3.

La première réponse que je ne vais pas développer est celle d’un nouveau rapport au travail. Dans la grande majorité des cas les activités avec lesquelles un nouveau rapport aux outils rentrerait en compétition relèvent du travail salarié à temps plein. Il est essentiel de se poser la question du bien fondé d’y investir autant de temps là où nous pourrions à la place cuisiner, coudre, réparer… davantage. Cela pose la question même de ce que l’on appelle “travail”. Nous pourrions diminuer le temps du premier type de travail au profit du second.

La seconde porte sur la création de relations de dépendances plus vertueuses. Le souci du manque de connaissances et de temps, qui s’impose à tout le monde lorsque les technologies ne sont pas low-tech, est aujourd’hui résolue par la sous-traitance massive de nos besoins vers des états et des entreprises. Beaucoup de personnes en ont conscience. On entend parfois “Je sais que c’est pas bien de tout donner à Google mais en échange il me rend bien service. Je veux bien accepter ce contrat.”. Si l’on s’en tient à compter le nombre de technologies mobilisées directement ou indirectement par les personnes, cette stratégie fonctionne très bien, l’humain moyen n’a jamais été autant outillé4.

Pour que tout le monde puisse profiter de l’efficience qu’apportent les technologies, qu’elles soient low-tech ou pas, il faut donc passer par la création de liens de dépendances. Nous ne souhaitons pas pour autant recréer les dépendances délétères citées précédemment. La question est alors : serait-il possible d’en fabriquer de meilleures qualités et de les mobiliser à plus petite échelle ? Pour y répondre il faut distinguer la bonne de la mauvaise dépendance.

La mauvaise dépendance c’est quand vous voulez faire quelque chose mais vous pouvez pas sans quelque chose ou quelqu’un d’autre. La bonne dépendance c’est quand vous voulez faire quelque chose mais baah, vous pouvez pas sans quelque chose ou quelqu’un d’autre quoi. C’est pas pareil.

En fait la blague ne fonctionne pas parce qu’il y a une vraie différence. Dans les discours écolos la dépendance est souvent connotée négativement. Nous sommes dépendant·e·s au pétrole, numériquement mis en dépendance par des états ou des très grandes entreprises5, dépendant·e·s de semis donnant des plantes stériles etc. Ces dépendances sont réelles et doivent être questionnées. Il ne faudrait cependant pas croire que toutes les dépendances sont mauvaises.

Pour cela nous pouvons invoquer le concept de consentement tel que discuté dans le domaine médicale6 et par les milieux féministes7. J’en retiens quelques caractéristiques qui peuvent nous êtres utiles.

Le consentement peut être :

Je pense que chacune de ces caractéristiques est favorisée lorsque les deux parties impliquées dans la relation de dépendances entretiennent des liens proches et quand la technologie concernée est simple. Par exemple, lorsqu’une technologie regroupe un très grand nombre de fonctionnalités et que l’organisation la produisant est très éloignée de ses utilisateurices, cela donne les Conditions Générales d’Utilisation8 (CGU). Puisque personne ne les lit et que, même si c’était le cas, personne ne les comprendrait, difficile de dire que le consentement est éclairé. Sans parler du fait que très peu d’entreprises seraient prêtes à donner une alternative à leurs propres produits ou services. A l’extrême inverse, mon père ne me propose pas de contrat lorsqu’il répare régulièrement mon vélo. Si les termes de l’échange posent problème nous pouvons en discuter et les modifier sur le champ là où la “négociation” ne peut qu’être unilatéral et contractualisée entre Google et une personne.

Autre exemple : pour imposer aux agriculteurices de continuer à utiliser leurs services et matériel certains constructeurs comme John Deere complexifient leurs tracteurs pour empêcher les réparations ou l’utilisation de pièces détachées autres que les leurs9. En absence de consentement éclairé, le consentement recueilli par John Deere n’est possiblement ni spécifique ni réversible. Non spécifique puisqu’en empêchant l’utilisation d’autres pièces c’est comme si les agriculteurices avaient consciemment consenti à se fournir exclusivement chez John Deere, ce dont on peut douter. Non réversible puisqu’il existe des systèmes de contrôle embarqués dans les tracteurs, vérifiant à chaque instant la compatibilité des pièces. Ils bloquent à distance le démarrage des tracteurs si une pièce non conforme est détectée. Ils empêchent donc les agriculteurices d’utiliser leurs propriétés même si une fois la supercherie constatée iels souhaitent sortir de leurs contrats avec l’entreprise. Difficilement réversible aussi puisque se battre contre aura nécessité de très longues et coûteuses procédures judiciaires pour enfin obtenir gain de cause en janvier 202310.

Finalement, si la personne ou le groupe auquel on délègue nous est proche il est plus simple de contrôler ses activités et révoquer le lien de dépendance auquel nous avions précédemment consenti. Pour parvenir à la même chose face à une multinationale, puissante et organisée, il est nécessaire de soit même se réunir et s’organiser en association de protection des consommateurices par exemple. Ces associations sont utiles11 mais on peut regretter de devoir en arriver là pour jouir des certains progrès technologique sans s’asservir à celleux qui nous les proposent et imposent.

Ces éléments ne me font pas penser que déléguer du pouvoir technologique à une personne proche sur une techno low-tech garantisse que le consentement produit soit de bonne qualité. Ils suggèrent cependant que la combinaison de ces deux facteurs favorise grandement un consentement plein et conscient.

Or si les low-tech participent effectivement à la création de meilleurs liens sociaux et que ces liens aident à la création de consentements de meilleures qualités entre les deux parties d’une mise en dépendance technologique alors il est possible pour les low-tech d’être largement adoptées par tous types de populations. De ceux ayant le plus de temps “libre” pour effectuer du travail qu’on qualifierait aujourd’hui de domestique, associatif ou de loisir, à ceux vivant au diapason de “métro-boulot-dodo”. De ceux manipulant aisément les technologies à ceux ne voulant ou ne pouvant pas le faire.

En cela les low-tech participent au volet technologique d’une transition12 écologique dont Latour et Schultz disaient qu’elle revient avant tout à : “superposer le monde où l’on vit avec le monde dont on vit”13. Vivons des technologies qui se trouvent dans le monde où nous sommes, celui qui nous est proche.

A-t-on besoin des ingénieurs ?

L’une des scènes du film fait intervenir un agriculteur ayant eu recours aux services de l’atelier paysans14. Il dit, à propos de son nouvel outil et de son processus de fabrication :

Ça fonctionne parce qu’il n’y a pas d’ingénieurs

Ce qui n’a pas manqué de faire rire une partie de la salle. Ce paysan met le doigt sur quelque chose d’intéressant.

Les savoirs que les low-tech génèrent et mobilisent

Dans son livre “La convivialité” Ivan Illich théorisait qu’il existe deux catégories de savoirs. Il y aurait d’un côté un savoir acquis spontanément au contact de son environnement, par le biais éventuel d’un outil convivial. De l’autre le Savoir avec un grand S qui s’acquiert par l’instruction. Pour la plupart des personnes on apprend spontanément à parler mais pas à concevoir un réacteur d’avion.

Illich développe l’idée qu’il existe un équilibre entre ces deux savoirs, menacé par la prolifération de l’industrialisme et les outils non conviviaux au profit du second type de savoir. Il insiste sur le fait que c’est bien la structure de l’outil qui détermine si, à son contact, on développe la premier ou le second savoir.

Première est la structure de l’outil pour l’acquisition du premier savoir : moins nos outils sont conviviaux, plus ils alimentent l’enseignement. Dans certaines tribus, de petite taille et de grande cohésion, le savoir est partagé très équitablement entre la plupart des membres de la tribu, chacun sait la plus grande part de ce que tout le monde sait. À l’étape ultérieure du procès de civilisation, de nouveaux outils sont introduits, plus de gens savent plus de choses, mais tout le monde ne sait plus faire toute chose également bien.

En exemple prenons deux personnes voulant se faire à manger avec deux outillages différents. La première utilise un ensemble assez standard : une gazinière, une poêle, une casserole, une spatule en bois, un couteau, un presse purée etc. La seconde utilise un thermomix15. Les deux, sans être des personnes professionnelles de la cuisine, savent se faire à manger au quotidien. Imaginons maintenant qu’on leur retire leurs appareils16. La première personne saura à priori s’adapter. Il lui faudra une source de chaleur, un contenant qui la conduit, un objet pour manipuler les aliments déposés dedans etc. Son outillage, en répondant à chaque besoin par un dispositif unique cachant peu de chose de ses propriétés, lui aura permis d’acquérir intuitivement les compétences nécessaires pour cuisiner. En changeant d’environnement, elle sait toujours cuisiner. La seconde n’a pas tant appris à cuisiner qu’à se rendre opératrice d’un dispositif imaginé par quelqu’un d’autre. Elle a probablement eu recours à un manuel ou un tuto youtube pour apprendre à s’en servir. Elle doit savoir utiliser un écran tactile, naviguer dans les menus, faire une mise à jour logicielle. A priori des compétences n’ayant rien à voir avec la cuisine et n’étant utiles que dans le cadre de l’utilisation d’un certain modèle de thermomix. La machine, en se positionnant comme un unique outil combinant tous les autres, obfusque son fonctionnement et les fonctionnalités élémentaires nécessaires pour cuisiner. Elle contraint ses utilisateurices à s’adapter à chaque nouveau modèle, chaque mise à jour logiciel, comme si la cuisine ou les recettes avaient elles même changées. A leurs fabrications aussi ces outillages ont nécessité des savoirs différents. Il aura fallu faire de la robotique, de la thermodynamique, du développement logiciel, de la microélectronique et, accessoirement, un peu de cuisine pour concevoir le thermomix.

La critique formulée par Illich regrette le déséquilibre entre les deux savoirs, non pas l’existence même de second savoir qui n’est pas intrinsèquement mauvais. Il écrit par exemple :

La maîtrise, toutefois, n’implique pas encore le monopole de la compréhension : on peut avoir la compréhension de ce que fait un forgeron sans en être un soi-même, on n’a pas besoin d’être cuisinier pour savoir comment on fait la cuisine. Ce jeu combiné d’une information largement répandue et d’une aptitude générale à en tirer parti caractérise une société où prévaut l’outil convivial. Si la technique de l’artisan peut être comprise en observant son travail, les ressources complexes qu’il met en oeuvre ne peuvent être acquises qu’à l’issue d’une longue opération disciplinée : l’apprentissage. Le savoir global d’une société s’épanouit quand, à la fois, se développent le savoir acquis spontanément et le savoir reçu d’un maître ; alors rigueur et liberté se conjuguent harmonieusement.

L’introduction d’un outil high-tech tel que le thermomix participe à ce déséquilibre puisqu’il est capable de transférer, de soi vers d’autres très distants le savoir intuitif d’une chose aussi essentielle que de se faire à manger. Puisque cela nécessite une plus grande quantité de savoirs il est nécessaire d’instruire une classe de personnes qui pourra techniquement répondre à ces besoins.

La distance entre les ingénieurs et les autres

Ce phénomène, Ivan Illich lui donne un nom, c’est la “surprogrammation”.

[…] spécialisation de l’outil et division du travail sont en interaction, et requièrent, au-delà d’un certain point, une surprogrammation de l’opérateur et du client. La plus grande part du savoir de chacun est dès lors l’effet du vouloir et du pouvoir d’autrui.

Ce que l’utilisateurice du thermomix sait de la cuisine, elle le sait des ingénieurs. Le fonctionnement du thermomix et de toute les industries qui viennent avec ne peuvent faire sens à la personne qui l’utilise et la dépossède de certaines de ses capacités.

Dans quel environnement l’enfant des villes voit-il le jour ? Dans un ensemble complexe de systèmes qui signifient une chose pour ceux qui les conçoivent, et une autre pour ceux qui les emploient. Placé au contact de milliers de systèmes, placé à leurs terminaisons, l’homme des villes sait se servir du téléphone et de la télévision, mais il ne sait comment ça marche. L’acquisition spontanée du savoir est confinée aux mécanismes d’ajustement à un confort massifié. L’homme des villes est de moins en moins à l’aise pour faire sa chose à lui. Faire la cuisine, la cour ou l’amour devient matière à enseignement.

Cet écart entre “ceux qui les conçoivent” et “ceux qui les emploient” on le nomme souvent “distance entre les ingénieurs et les autres” à Katzele. L’outil high-tech a marqué et élargi une démarcation entre les personnes techniquement sachantes et les autres. Comme décrit précédemment, les outils high-tech sont tels qu’il est effectivement impossible pour des personnes non spécialisées de les manipuler. Cette démarcation est tellement prégnante que même dans les situations où elle se fait objectivement plus discrète les personnes se trouvant du côté “emploi” se refusent à la franchir momentanément. Combien de fois a-t-on entendu d’une personne non informaticienne “ah non mais moi je peux pas faire ça, je suis vraiment trop nul·le en informatique” au sujet d’une tâche triviale17. Comment expliquer autrement qu’une personne se refuse d’écrire un ou deux mots dans une interface en ligne de commande, d’appuyer sur “entrée” puis de lire un peu texte alors qu’elle écrit des mails à longueur de journée ? Même si l’interaction avec la machine est identique, elle conçoit la première activité comme réservée à celles et ceux résidant de l’autre côté de la démarcation et la seconde comme faisant parti de son périmètre d’action.

J’irais même plus loin qu’Illich dans l’analyse de cette surprogrammation. Les deux extraits précédemment cités suggèrent qu’elle a notamment lieu côté “client”. L’outil high-tech surprogramme les utilisateurices. J’aurais tendance à penser qu’il surprogramme aussi les ingénieurs. Écoutez deux ingénieur·e·s parler de leur travail et vous le saurez bien assez vite, “l’ingénieur” n’existe pas. On est toujours ingénieur·e “en quelque chose”, ce qui se comprend bien au vu de la différence qu’il existe entre l’ingénieurie biologique et l’ingénieurie logicielle par exemple. Même à l’intérieur de chaque discipline le niveau de sophistication des technologies nécessite des ingénieur·e·s qu’iels se spécialisent en développant des savoirs et la maîtrise d’outillages très spécifiques. Ainsi une ingénieure logicielle possède certainement un ensemble de savoirs généraux sur le développement logiciel mais aura, au cours de sa carrière, probablement développé une expertise très poussée en un langage de programmation particulier au détriment du reste. Poussée par cette nécessité de se surprogrammer, elle ne saura plus que répondre aux besoins techniques en mobilisant ce sous-ensemble très restreint de technologies imposant ainsi tous ses avantages et désavantages et ce avec peu de considérations pour son adéquation ou pas avec la problématique. Chaque technologie étant tellement complexe et spécialisée18 l’ingénieur·e ne peut plus, à son tour, comprendre l’ensemble des systèmes qu’iels manipulent et se voit obligé·e de se poser comme consommateurice de systèmes produits par d’autres. Ce qui le ou la différencie alors de l’utilisateurice est que, placé·e à la terminaison de milliers de systèmes iels ne se contentent pas de les consommer mais s’en sert pour créer de nouveaux. Iels est également surprogrammé·e.

Le fait que les utilisateurices et les ingénieur·e·s soient distant·e·s mais partagent leurs surprogrammationt peut paraître paradoxal. J’y vois l’opportunité de faire prendre conscience aux ingénieur·e·s de l’impact potentiellement nocif de leur travail. Si un développeur s’exaspère de devoir utiliser des librairies toujours plus grosses, confuses, opaques, complexes sans pouvoir en changer car il s’est trop spécialisé, peut-être sera-t-il capable de saisir la frustration générée par les outils qu’il produit.

C’est pour faire face à cette problématique qu’à Katzele nous faisons la promotion d’un certain ensemble de compétences informatiques que nous jugeons élémentaires, suffisamment peu spécifiques et suffisamment puissantes pour couvrir la plupart des besoins sans induire trop de programmation19. Bien évidemment notre volontaire programmation à ces techniques là pourrait paraître surprogrammée pour une personne explorant d’autres cultures techniques. C’est pourquoi nous nous attelons à la description et la démonstration de pourquoi nous pensons que notre choix est raisonnable.

Nous aimerions que plus de non ingénieur·e·s osent franchir, même modestement, cette barrière qui existe entre les ingénieur·e·s et elleux. Nous aimerions que plus d’ingénieur·e·s fassent l’inverse en répondant avec des technologies low-tech à des besoins fondamentaux tels qu’exprimés par celles et ceux concerné·e·s. A force l’idée même d’une séparation technique et sociale entre ces deux classes de personnes serait moins forte et retrouverait une place plus justifiée. Pour répondre rarement à des besoins techniques extrêmement complexes et non pas pour faire la cuisine. Partout où les besoins pourront être adressés par des technologies low-tech, l’ingénieurie perdurera mais l’ingénieur·e disparaitra. Alors, ça fonctionnera.


  1. https://lownum.fr/ 

  2. Bien évidemment la comparaison a ses limites, aujourd’hui avec le mode de vie majoritaire - et même demain avec un mode de vie particulièrement sobre - le besoin en énergie électrique ne saurait être satisfait par l’éolienne low-tech. 

  3. Du fait de l’empreinte fantôme par exemple : https://tube.picasoft.net/w/cQ4vgXfRRUUnxDgReKdEVB 

  4. Cette idée fait écho à la rhétorique classique De Jancovici sur la quantité de machines mobilisée par un humain et son équivalent en esclave. 

  5. Conférence “Numérique : Enjeux géopolitiques, externalités environnementales et chaînes de dépendance” d’Ophélie Coelho aux JRES 2022 - https://replay.jres.org/static/streaming-playlists/hls/14e12dea-7713-4a0f-8f98-a270f7d9ac6d/58bf0a32-6945-4728-b4d4-cdba850531b8-480-fragmented.mp4 - La séquence commence à 52:15 - 467Mo 

  6. https://www.france-assos-sante.org/66-millions-dimpatients/patients-vous-avez-des-droits/consentement-aux-soins/ 

  7. https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2021/06/ltay-toolkit-blog-how-to-talk-and-think-about-consent/ 

  8. Vous savez, ces pavés de blabla juridico/technique auxquel nous consentant toutes et tous sans les avoir lu. 

  9. https://en.wikipedia.org/wiki/John_Deere#Non-serviceability_by_owners_or_third_parties. Au passage j’imagine que les argiculteurices ont parfaitement consenti à cela en signant un contrat digne d’un CGU. 

  10. https://www.bbc.com/news/business-64206913 

  11. Voir le bouquin “Les Besoins Artificiels” de Razmig Keucheyan, notamment sur l’historique et le potentiel de ces associations. ISBN : 9782355221262 

  12. ou rupture ou révolution ou …, au choix 

  13. “Mémo sur la nouvelle classe écologique” - Bruno Latour, Nikolaj Schultz - ISBN : 9782359252187 

  14. https://latelierpaysan.org/ 

  15. https://www.thermomix.com/ 

  16. Merci Victor pour cette idée 

  17. Évidemment même s’il est pratique de parler ici d’une frontière bien nette il existe des profils qui se trouvent, pour une catégorie d’outils données, à la limite. Dans le monde informatique c’est ce que l’on appellerait des “power users” ou parfois “users” tout court en contraste avec les “Users” (en majuscule). 

  18. Même si certaines justifient leurs complexités justement parce qu’elles cherchent à résoudre un ensemble très large de problèmes. 

  19. Ici dans les deux sens du terme, programmation Illichienne et programmation informatique